Extension du domaine de la nuit
Interview, Luc Gwiazdzinski, Magazine Demain la ville, Bouygues, 15 mars 2013
Avec la révolution numérique, les villes sont frappées d’insomnie. Longtemps réservée au repos, la nuit devient pour les citadins un temps de travail et de fête. Un défi qui oblige les municipalités à redéfinir leur offre de services et repousser les limites du vivre-ensemble.
Dimanche 3 février 2013, 5 heures du matin. Plusieurs centaines de personnes font sagement la queue devant les grilles du Grand Palais. Une affluence digne d’un week-end de printemps, le soleil en moins. D’habitude, à cette heure, seules quelques grappes de jeunes éméchés arpentent le bas de l’avenue des Champs-Elysées. Mais ce dimanche est un jour spécial. Le dernier d’un marathon de 62 heures durant lesquels le musée a ouvert ses portes sans interruption, permettant à des milliers d’oiseaux de nuit d’admirer la rétrospective consacrée au peintre américain Edward Hopper, avant la fermeture définitive de l’exposition.
Visiter un musée la nuit, avec le chuchotement des visiteurs insomniaques pour seul bruit de fond, est une expérience unique mais plus vraiment inédite. Désormais, tous les grands musées proposent des « nocturnes », le soir en semaine ou bien certains week-ends. La nuit tend même à devenir le nouvel espace de sociabilisation autour duquel s’organisent les rendez-vous populaires de la ferveur urbaine (Nuit Blanche à Paris, Nuits Sonores à Lyon, Nuit européenne des Musées, etc.). Mais cette « festivalisation de la nuit » dont parle Jean-Yves Boulin, sociologue et chercheur à l’université Paris-Dauphine, reste un phénomène encore neuf à l’échelle de l’Histoire.
Crèches nocturnes
Même en ville, la nuit a longtemps été l’espace-temps réservé au sommeil. Un moment d’inactivité, de repos social, durant lequel seuls les poètes et les brigands sortent de leur tannière. La vie citadine se calque alors sur les rythmes naturels et l’ensoleillement. Plus tard, les journées sont rythmées par la cloche de l’Église et la sirène de l’usine. Avec les progrès de l’éclairage public, la ville devient plus sûre, donc plus vivante et festive. Au début des années 1990, les habitants des grands centres urbains se mettent à chasser la moindre parcelle de temps libre. Le travail grignote la nuit. Des métropoles internationales comme Tokyo, Londres ou New York, cités verticales et capitales boursières, ne se couchent plus. Les villes plus modestes n’échappent pas non plus à la désynchronisation des emplois du temps. Sous la pression d’habitants demandeurs de nouveaux services nocturnes, notamment en termes de mobilité, les municipalités se saisissent alors du problème. Sans surprise, c’est en Finlande que les premières crèches nocturnes ouvrent leurs portes, dans un pays où, durant une grande partie de l’année, il fait nuit même le jour…
Maire de la Nuit
Pour mieux cerner les nouveaux rythmes urbaines, des municipalités en Europe ouvrent leurs « Bureaux des Temps ». Amsterdam va plus loin et décide, en 2003, d’élire un « Maire de la Nuit » pour faciliter la coopération entre la municipalité et les acteurs de la vie nocturne, qui devient alors un enjeu central du vivre-ensemble. Partout, les élus entendent répondre aux aspirations de leurs concitoyens, mais aussi utiliser la nuit comme un outil de marketing territorial, une opportunité pour rendre leurs villes plus modernes, donc plus attractives. « C’est urbi et orbi (Ndlr : « à la ville et à l’univers ») : il y a toujours à la fois la dimension pratique et la dimension iconique, l’enjeu local et l’enjeu global » explique le géographe Luc Gwazdzinski, responsable du Master Innovation et Territoire à Grenoble (Laboratoire Pacte, UJF). À chaque ville sa stratégie de séduction. Pour attirer les investisseurs, les métropoles anglaises mettent ainsi le paquet sur la night economy, tandis que Barcelone et Berlin préfèrent surfer sur leur réputation de capitales européennes de la nuit pour attirer les touristes. Paris et Genève ont choisi de prendre le temps de la réflexion en organisant, respectivement en 2010 et 2011, des « États Généraux de la Nuit ». Dans la foulée, la cité suisse a créé son « Grand Conseil de la Nuit », un rassemblement de dirigeants d’établissements nocturnes qui s’est donné pour mission de sensibiliser les acteurs locaux tout en réveillant les nuits génevoises. « L’idée est de créer des plateformes mêlant veille, mise en réseau, lobbying et écoute permanente des citoyens sur les questions de vie nocturne » explique Luc Gwazdzinski.
Réconcilier les générations
La nuit a beau étendre son empire, les différentes familles de citadins la perçoivent et la « vivent » différemment. Pour les jeunes, elle rime avec fête et liberté. Pour les seniors, elle est plutôt synonyme de silence et de repos. Souvent, cet espace-temps encore sauvage est donc le théâtre de tensions. Nuisances sonores, pollution lumineuse, violences urbaines… Pour préserver la tranquilité des riverains, les grandes villes françaises ont élaboré des chartes de bonne conduite. À Dijon, le dispositif « Harmonuits » a permis la mise en place d’un comité de médiation citoyen pour faire tampon avant l’intervention de la police en cas de conflit. « Mais il faut encore passer la vitesse supérieure », assure Chantal Trouwborst, la conseillère municipale déléguée aux temps urbains, qui souhaite que les jeunes adultes s’impliquent plus pour faire progresser le vivre-ensemble : « On travaille avec les jeunes et les personnes âgées, majoritaires dans les conseils de quartier. Mais c’est encore difficile d’impliquer les 22-35 ans, qui entrent dans la vie professionnelle et s’occupent peu de la vie citoyenne. Nous devons leur donner envie de se faire entendre. »
Adjoint au Maire de Paris en charge du Bureau des Temps et élu du XIe arrondissement, Philippe Ducloux est sur la même longueur d’onde : « Le tissu associatif est phénoménal, les conseils de quartier font émerger plein de propositions, mais il reste encore beaucoup à faire pour renforcer le dialogue intergénérationnel », explique Mr. Ducloux, qui planche en ce moment sur « l’ouverture nocturne des centres d’animation, notamment dans les XIIe et XIXe arrondissements ».
Impliquer les jeunes dans la vie du territoire : à Rennes, l’idée a fait ses preuves. Pour lutter contre le phénomène de « biture express » dans son centre-ville, la cité bretonne s’est inspirée d’une expérience menée dans la ville espagnole de Gijon. En 2005, elle a lancé « La Nuit des 4 Jeudis », un dispositif qui propose aux 18-25 ans « une autre nuit » à travers une offre de loisirs gratuits et sans alcool. Si le succès est au rendez-vous, c’est parce que la ville a associé au programme les associations étudiantes et les jeunes porteurs de projets culturels.
Sortir de l’archipel
Animal diurne, l’homme n’est pas naturellement armé pour évoluer la nuit dans un espace urbain conçu en priorité pour ses activités de jour. En ville, obscurité rime donc souvent avec isolement. « La nuit, la ville n’est ni plus dangereuse, ni plus libre. Simplement, elle devient une caricature du jour. Tout y est exacerbé. C’est un moment de discontinuité durant lequel la ville fonctionne en archipel, comme un chapelet d’îlots coupés les uns des autres. Nous évoluons alors comme des papillons, attirés par la lumière et concentrés sur quelques espaces » analyse Luc Gwazdzinski, qui organise régulièrement des « traversées nocturnes » dans les grandes villes européennes pour « établir des passerelles entre la ville qui dort, celle qui s’amuse, celle qui se déplace et celle qui travaille ».
Pour faciliter la vie nocturne des citadins et réduire les disparités entre des centres animés et des périphéries éteintes, les municipalités développent leur offre de transports. Les vélos en libre service et les lignes de bus nocturnes sont un premier pas. À Dijon, la ligne « Pleine Lune » passe ainsi par le campus et la plupart des quartiers animés de la ville. Et à Paris, ce sont pas moins de 47 lignes de Noctilien qui permettent aux oiseaux de nuits de rentrer chez eux et aux travailleurs nocturnes de partir au travail, soit 9 millions de voyageurs par an et 31 000 clients par nuit en moyenne le week-end. Un effort important a aussi été fait pour informer les citadins sur l’évolution de la vie nocturne : Bruxelles et Lyon proposent ainsi une cartographie évolutive des lieux et services accessibles de nuit.
Éviter l’uniformisation
Avec la révolution numérique, c’est le téléphone portable qui dicte les emplois du temps, transformant la ville en un espace à la carte. Rivés aux écrans, les Français dorment moins de sept heures par nuit, soit 1h30 de sommeil en moins par rapport aux années 1960. Résultat : le coeur de la nuit, creux dans les activités, s’est réduit à 3h en Europe. Il est désormais compris entre 1h30 et 4h30 du matin, d’après les travaux de Luc Gwazdzinski. Émerge à l’horizon la figure de la ville en continu, vivante 24h/24 et 7j/7. Un mirage ? « Chaque ville a sa propre couleur temporelle. Et c’est grâce à la nuit que chacune d’elle retrouve son identité » estime Jean-Yves Boulin, qui ne croit pas à l’aseptisation et l’uniformisation programmée des métropoles. « Nous évoluons dans un temps numérique mondial, mais notre corps a besoin de temps d’arrêt. Quels sont les garde-fous qui permettront d’éviter la surchauffe ? Voilà une question dont les pouvoirs publics doivent s’emparer. Sinon, le marché le fera à leur place. Sans débat public l’arbitrage se porte sur les plus faibles qui n’ont pas le choix » souligne Luc Gwazdzinski, qui plaide pour que nous fassions de la nuit un laboratoire du vivre-ensemble, un espace de créativité et d’innovation ouverte pour inventer la ville de demain. La démocratisation de la nuit urbaine est en marche.