Depuis quand la nuit est-elle devenue synonyme de nuisances et quelles solutions mettre en œuvre pour appréhender ce nouveau phénomène de société? Entretien avec Luc Gwiazdzinski, géographe associé à l’université de Grenoble, dont le nom signifie en polonais «celui qui vient des étoiles». A l’heure de la «ville polychronique», ce chercheur a plus d’un tour dans son sac.
Pourquoi la question des nuisances liées à la vie nocturne a-t-elle pris tant d’ampleur en Europe?
Luc Gwiazdzinski: Nous sommes entrés dans l’ère de la ville polychronique, ou de la cité à mille temps. Et les nuits urbaines des grandes métropoles – au sens de l’arrêt des activités – sont devenues de plus en plus courtes. Le temps des cloches de l’église ou de la sirène de l’usine qui rythmaient nos vies a laissé place au temps pivot du téléphone portable et d’internet.
Comment s’est orchestrée cette évolution?
Par l’économie, qui grignote la nuit comme elle grignote nos autres temps de pause: repas, sieste ou dimanche. Après le temps de la ville de garde puis du by night, la colonisation de la nuit par les activités du jour, a démarré dans les années 1980.
La marchandisation de la nuit a ensuite pris de l’ampleur au début des années 2000...
Oui, lorsque l’activité nocturne est devenue un argument de marketing territorial. En Grande-Bretagne, le concept de Night-time Economy a même été pensé comme outil de renouvellement urbain.
Ce front progresse et devrait nous interroger sur l’émergence et les conséquences d’une société en continu. En Europe, 18% des actifs travaillent la nuit, c’est énorme, et nous dormons en moyenne une heure de moins que nos parents sous l’effet des excitants, de la lumière et de la prolongation du flux médiatique, désormais continu.
Peut-on parler d’une démocratisation de la nuit?
Clairement. La tendance à rechercher l’excès a toujours existé et la nuit festive est par nature un temps de la transgression. Seulement, elle a longtemps été réservée à une élite et aux artistes, comme une sorte de territoire oublié avec des organisations et des lois propres.
Pourquoi les nuisances qu’elle génère semblent soudain susciter une montée de l’intolérance?
Les gens oublient toujours qu’ils ont été jeunes. On accepte de moins en moins le bruit à mesure que l’on avance en âge alors même que l’on s’est installé en centre-ville. C’est un problème qui a toujours existé, déjà au Moyen-Âge, du temps des charivaris d’étudiants.
Seulement aujourd’hui, les proportions ont changé. La population étudiante a crû. Les interdictions de fumer ont transformé les rues en établissements à ciel ouvert, avec, soit dit en passant, des conséquences intéressantes en termes de lien social.
Et l’augmentation de la consommation d’alcool chez les jeunes?
C’est aussi un facteur. Les consommations rapides d’alcools forts avec pour but d’accéder très vite à l’ivresse ont contribué à changer le paysage nocturne de nos villes. Incarcérés dans le présent, avec une difficulté à se projeter dans le futur, les jeunes plus que d’autres ont sans doute un besoin accru de jouissance immédiate et à la carte. Pour eux, la nuit est plus que jamais une soupape.
Pourquoi le politique a-t-il du mal à saisir l’importance de l’activité nocturne?
Le pouvoir s’intéresse d’abord à celui qui vote et dort sur place. Nous sommes encore dans une démocratie du sommeil qui ne prend pas en compte l’évolution de nos mobilités et de nos temps de vie. La nuit est longtemps restée un temps mort des politiques publiques. On a pensé nos villes comme si elles vivaient seize heures sur vingt-quatre, cinq jours sur sept et hors périodes de vacances.
Raison pour laquelle on a toujours privilégié des stratégies répressives...
Exactement. Le pouvoir a toujours cherché à contrôler la nuit, car c’est le territoire des complots. Mais les temps changent et les conflits qui émergent la nuit obligent les pouvoirs publics à s’intéresser aux nuits de nos villes, non dans une logique de contrôle et de sécurisation, mais comme un espace de projet qui puisse répondre aux besoins des habitants permanents, mais aussi aux attentes des touristes, des étudiants ou des investisseurs.
Les politiques de couvre-feu pour adolescents mises en place dans plusieurs centaines de villes aux Etats-Unis, et déclinées dans quelques cités françaises, ne semblent pas d’une grande efficacité. Les bagarres rituelles entre CRS et jeunes dans les quartiers périphériques de Strasbourg à la Saint-Sylvestre et lors de la sortie des bars de la fameuse «rue de la soif» à Rennes ont d’ailleurs montré les limites d’une logique d’affrontement.
Les prochaines étapes d’une vraie réflexion politique sur la nuit ?
Il y a une réflexion à mener sur la localisation de la vie nocturne. On a cru bon de concentrer les établissements festifs en des endroits définis. L’expérience montre qu’il faut éviter cette concentration extrême, car à côté des quelques spots particuliers et intenses, la nuit doit rester plurielle. C’est peut-être ce que nous apprennent les tensions actuelles sur des points précis où la mixité des usages et des populations n’existe pas. En Suisse, le Flon à Lausanne a clairement montré ses limites, après les grosses bagarres qui ont secoué la capitale vaudoise durant deux nuits de mai 2012.
Certaines villes européennes sont déjà en train de chercher des solutions alternatives. Une recette gagnante?
Il y a autant de façon de réagir qu’il y a de villes confrontées au problème de la nuit. Paris, comme Genève, a organisé des Etats généraux de la nuit. Il en est ressorti l’expérience des Pierrots de la nuit (lire ici) qui constitue une belle alternative à la répression. Plusieurs villes ont mis en place des correspondants de nuit. D’abord développés sur des quartiers périphériques pour faire face aux déserts sociaux que générait la nuit, ils sont déclinés dans les centres animés pour faire baisser la pression.
Des chartes de la vie nocturne ont fleuri dans l’Hexagone. Ont-elles prouvé leur efficacité?
L’intérêt de la démarche est d’assoir à une même table patrons d’établissements de nuit, consommateurs et habitants pour engager le dialogue. Cela contribue souvent à faire baisser les tensions. De nombreuses villes les déclinent désormais généralement à l’échelle de quartiers, comme à Lille, Grenoble ou Strasbourg.
Vous dites qu’on aurait beaucoup à apprendre du reste de l’Europe. De quels exemples en particulier?
Des villes d’Espagne qui ont connu la Movida (mouvement culturel créatif qui a touché l’ensemble de l’Espagne pendant la fin de la période de la transition démocratique espagnole, au début des années 1980, après la mort du général Franco, ndlr) et ses excès, des villes du nord de l’Europe. A Barcelone et dans les Asturies, des services comme les salles de sport municipales et les centres socioculturels ont été ouverts plus tard, pour lutter contre la délinquance juvénile. Dans les villes du nord, comme Helsinki, avec ses longues nuits, on a développé très tôt des services adaptés, en étalant l’offre culturelle, en développant un réseau de transports nocturne, en perfectionnant l’éclairage public, et même en construisant des crèches de nuit!
A Amsterdam, il existe carrément un maire de la nuit. Quelle évaluation en faites-vous?
Amsterdam montre qu’il est possible de prendre soin de la nuit. Le statut de maire permet de maintenir une attention particulière aux questions de nuit dans les politiques publiques, ce qui est encore rarement le cas ailleurs. C’est une façon d’anticiper les problèmes autour d’une plateforme ouverte
Selon vous, il faudrait réhabiliter la figure du veilleur de nuit dans les centres-villes. C’est-à-dire?
J’imagine une sorte de steward urbain nocturne soutenu par les commerçants pour maintenir la tranquillité. Le personnage du veilleur, avec sa cape et sa lanterne, est ancré dans le folklore de nos villes. Turkheim, en Alsace, maintient d’ailleurs cette tradition.
Dans les centres historiques, le costume et la posture du personnage contribueraient autant à l’animation qu’à la quiétude publique. On imagine également qu’un personnage capé et son fameux «dormez braves gens» aura un meilleur accueil que celui réservé aux forces de l’ordre ou aux sociétés de gardiennage.
«Genève a perdu ses exutoires»
Avancer la fermeture des bars pour endiguer les nuisances, une bonne solution d’après-vous?
Luc Gwiazdzinski: Outre les problèmes de survie des établissements concernés qui se sont adaptés aux horaires de plus en plus tardifs des usagers, les expériences montrent que la fermeture des bars jette des populations importantes dans la rue au même moment sans résoudre le problème. Pire, elles ont tendance à l’amplifier et à créer des points de cristallisation. L’étalement des horaires de fermeture pourrait être une solution plus à même de laisser s’épuiser la nuit et ses consommateurs.
Comment analysez-vous la polémique que cela a suscité à Genève?
Les tensions qui traversent les nuits genevoises sont révélatrices des mutations plus profondes de nos modes de vie à l’heure de la mondialisation. A Genève comme ailleurs, la nuit est longtemps restée une dimension oubliée de la ville qu’il faut désormais intégrer aux politiques publiques dans des politiques temporelles qui restent à construire.
Cette guerre des tranchées a-t-elle été exacerbée par une pénurie de lieux nocturnes?
Très certainement. Avec sa culture des squats, Genève avait sans doute l’habitude des exutoires qui permettaient en partie de concentrer la dynamique des noctambules, de masquer les conflits existant ailleurs. Avec quelques années de retard sur ses consœurs européennes, Genève est en voie de normalisation et a besoin de trouver de nouveaux types d’espaces libres pour canaliser les énergies
Comment?
Elle pourrait par exemple profiter des chantiers et lieux en friche ou en transition pour les intégrer dans une politique d’urbanisme temporaire. Plus globalement, il faut intégrer la nuit dans l’aménagement du territoire. Il manque des politiques de planification temporelle.
La question du coût de la nuit est aussi intéressante. Ne faudrait-il pas imaginer des activités nocturnes qui ne soient pas payantes? Avec un éclairage modulaire, l’ouverture prolongée d’espaces publics comme les parcs, etc.
La Ville de Genève a récemment décidé d’allonger les horaires de la police municipale pour mieux appréhender le tapage nocturne. Votre avis?
Cela va dans le sens de l’apaisement et d’une meilleure connaissance de la ville la nuit, à condition de construire une co-évaluation régulière des dispositifs avec l’ensemble des personnes concernées. Car il faut absolument passer d’une approche des «problèmes de la nuit», à celle d’une «politique de la nuit» et des temps urbains. Le droit à la ville devra immanquablement se doubler d’un droit à la nuit.