lundi 30 juin 2014

Construire la République avec les territoires, Luc Gwiazdzinski

Construire la République avec les territoires
Contribution au blog "Big bang territorial" de la Revue d'économie régionale et urbaine
18 juin 2014

Luc Gwiazdzinski


Le court terme hurlant ne peut occulter le long terme silencieux
Edgar Pisani


Il y a longtemps déjà que le géographe n’est plus le savant du Petit Prince « qui connait où se trouvent les mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les déserts » et qui écrit « des choses éternelles ». Observateur désorienté, il sait que dans un système monde complexe en mutation rapide, ses cartes et ses géographies se démodent de plus en plus vite. Dans un contexte de recomposition des espaces, des temps et des organisations il doit désormais changer de regard pour aborder les nouveaux arrangements à l’œuvre. Pourtant, il arrive encore qu’on lui demande de dessiner les limites de “territoires pertinents” comme si tout cela avait encore un sens.

Mais les temps changent. Le redécoupage de la France s’est visiblement fait sans les géographes… et sans la population. D’autres critères que les réalités économiques, sociales ou culturelles semblent avoir prévalu. Le résultat est là : notre vieux pays de France devrait bientôt passer de 22 à 14 régions. Dans un dernier sursaut d’autorité, un Président épuisé tente d’imposer au pays ce que le général De Gaulle lui-même n’avait pas réussi à faire. Echouer serait sans conséquences personnelles. Réussir serait la plus belle des sorties. Dont acte. En attendant le grand soir et l’accomplissement des destins d’exception, les discussions peuvent et doivent se poursuivre. Les géographes, urbanistes, aménageurs et autres spécialistes des sciences régionales doivent y contribuer aux côtés des citoyens.

Projet. Depuis des décennies, le diagnostic est toujours le même : “notre organisation territoriale a vieilli et les strates se sont accumulées ». Dont acte ! Reconnaissons au gouvernement actuel le courage de s’attaquer à ce serpent de mer. L’essentiel de la réforme territoriale imagine tient en trois points : des intercommunalités plus importantes, moins de compétences pour les départements déshabillés au profit des métropoles et davantage d’efficacité économique pour des régions plus grandes. Si le sort des régions paraît réglé, celui des département semble finalement reporté à plus tard avec une disparition envisagée en 2020. La bonne nouvelle est la survie de la commune : « institution à laquelle chaque Français est le plus attaché ». Selon le Président de la République : « elle doit demeurer une petite République dans la grande ». On échappe au discours éculé sur la nécessaire suppression des 36000 communes inadaptées au monde d’aujourd’hui.

Découpage. Compte-tenu des enjeux, on peut d’abord s’étonner de la modestie des termes choisis. Après l’escalade sémantique des « Grenelle de l’environnement » ou « de la mer » et autres « chocs de croissance », « de compétitivité », « de simplification » ou de « transparence », le projet de loi « portant nouvelle organisation territoriale de la République » paraît tout à coup bien terne. Il s’agit pourtant de s’attaquer à l’organisation territoriale de la France et de « transformer pour plusieurs décennies l’architecture territoriale de la République ». On peut également s’interroger sur le vocabulaire attaché à cette réforme. On connaissait les “mamelles de la France” et on avait appris que “les Français étaient des veaux”. Désormais on “découpe” et on “re-découpe”. Les commentateurs parlent du pays comme s’il s’agissait d’un animal laissant au premier des Français le mauvais rôle du boucher. A l’occasion d’autres séquences de notre vie démocratique, les mêmes filent la métaphore et parlent du “charcutage” des circonscriptions électorales. On imagine des territoires “dépecés” et des territoires “remplumés”. On pense à l’artisan désossant la carcasse, otant la mauvaise graisse, gardant les meilleurs morceaux et transformant les restes en viande hachée. Face au choc des mots d’une mise en scène sanguinolente, on peut avancer deux hypothèses : soit notre pays est déjà mort et il est temps de se partager sa dépouille sur l’autel de la mondialisation et de la compétitivité  ; soit la métaphore sert à magnifier le caractère animal de la France ou le côté bestial de celles et ceux qui nous gouvernent. Dans les deux cas, on ne fait pas de quartiers. On n’ose pas évoquer le syndrome de la vache folle ou les risques de la remballe - “pratique de déconditionnement et reconditionnement d’aliments périssables”-  appliqués aux territoires atteignant la date de péremption.

Incarnation. Seule certitude : le pays et ses territoires sont des entités incarnées. L’animal territorial souffre mais la bête n’est pas morte. Depuis l’annonce présidentielle, les commentaires s’accumulent sur les réseaux sociaux et l’on s’inquiète dans les Provinces. Toujours au chevet du malade, les sondeurs nous expliquent que les Français sont majoritairement insatisfaits de cette réforme qui n’est encore qu’un projet. Les débats des prochaines semaines s’annoncent houleux bien au-delà des chapelles et des clivages politiques traditionnels. L’émotion suscitée dnans l’oponions par les annonces présidentielles, est une preuve supplémentaire de l’importance de la question territoriale. Le territoire national n’est pas un espace isotrope et homogène mais un ensemble vécu et habité. Dans un pays où l’Etat a créé la nation, le rapport au territoire est d’abord sensible comme aimait le rappeler l’ami Pierre Sansot : “Il y aura une France tant que ce mot suscitera chez les Français des rêveries, tant qu’il ne se confondra pas avec une réalité socio-économique déterminable avec exactitude mais qui déréalise son objet ou qui manque une part essentielle de ce qu’il est”.

Besoins. La France a sans doute besoin d’un big bang territorial dont les enjeux ne sont pas que comptables. La suppression de la clause générale de compétence des départements et des régions – afin de clarifier les compétences des collectivités et en renforcer l’efficacité – va sans doute dans le sens d’une meilleure lisibilité et de la fin des concurrences inutiles et dispendieuses. Elle devra cependant s’accompagner d’une remise à plat des “faux-nez”, agences et associations qui se sont développés dans l’ombre des collectivités à différentes échelles et sur différentes questions. Alors que la décentralisation n’est pas achevée, l’Etat donne l’impression de chercher à se reformer par le territoire, sans le territoire. Il ne faudrait pas brader une organisation territoriale dans l’urgence sous de faux prétextes de rentabilité. La question est moins celle des découpages et des limites que celle du développement d’une nouvelle intelligence territoriale mêlant une citoyenneté adaptée aux nouveaux modes de vie des Français et une organisation des acteurs locaux et des dynamiques collaboratives porteuses de développement.

Manques. On peut s’interroger sur certains manques du projet développé comme l’absence d’articulation avec la dimension européenne et la faible place accordée à la question centrale de la “démocratie territoriale”, comme si la France était une île sans citoyens. On peut également s’étonner de ne pas trouver un mot sur les DOM-TOM dans les annonces présidentielles comme si l’on avait tiré un trait sur la République une et indivisible. Plus grave encore par rapport à l’égalitarisme républicain, la loi confère aux régions la possibilité d’adapter les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur. La transformation de l’organisation actuelle en “république à la carte” et le glissement progressif vers un certain fédéralisme ne sont pas anodins.

Arguments. Sur le fond, on peut toujours discuter de l’opportunité de certains choix. Ce n’est pas la première fois que la République se penche sur son organisation territoriale et depuis des années les rapports s’accumulent pour réclamer des réformes jamais mises en place faute de courage et de stratégie à long terme. Il s’agit cette fois de simplifier le fameux “millefeuille administratif” –autre métaphore récurrente – pour gagner en efficacité. Il s’agit surtout de trouver 11 milliards d’Euros d’économie en trois ans. Pourtant personne ne croit que les grandes régions coûteront moins cher. Les argument sont également démographiques, puisqu’il s’agit d’atteindre une masse critique. Soyons sérieux : la fusion de deux régions pauvres n’a jamais fait une région riche. Il faudrait passer à l’échelle, se mettre au niveau des autres régions européennes, sous-entendu chercher à se rapprocher de l’Allemagne. La simple lecture des budgets respectifs des Länders et des régions françaises permet de comprendre que ce n’est pas qu’une question de taille ou de poids démographique. La construction de la nation française n’a rien à voir avec celle de l’Allemagne et de ses Länders.

On peut avoir un doute sur la pertinence de ces nouveaux territoires qui pour l’instant seraient recomposés sur la base des entités régionales actuelles. Il est difficile de croire qu’il n’y ait pas besoin d’ajustements sur les marges. Sans ouvrir le débat sur la pertinence des découpages, on peut quand même penser que la Bretagne a laissé passer une belle occasion, que le nom “Alsace-lorraine” sonne bizarrement et que l’assemblage de trois régions du sud-ouest obéit à d’autres critères que ceux mis en avant. On peut s’interroger sur la réalité humaine et fonctionnelle de certains découpages mais l’existence de la Région Provence Alpes Côtes d’Azur, à laquelle on ne va pas toucher, devrait nous inciter à la retenue.

A une autre échelle, la suppression des départements est un leurre dans la mesure où le travail de terrain ne pourra  être réalisé depuis les bureaux de la capitale régionale. Pour des questions opérationnelles liées à la distance et à la nécessaire proximité des services et des compétences humaines, il faudra bien découper le territoire régional en entités gérables, appropriables par les techniciens, territorialiser le travail de la collectivité et redécouvrir un échelon proche de celui du département actuel. L’interrogation porte sur la légitimité politique de l’entité et son portage.

Le passage à des intercommunalités de 20 000 habitants – au lieu de 5000 habitants – pose la question des zones à faible densité qui n’atteignent pas cette taille. Enfin, on peut s’interroger sur le futur rôle du maire puisque la commune échappe à la réforme ainsi que sur la place de l’État aux côtés de ces différents échelons territoraux.

Dans tous les cas, une telle réforme mérite bien un large débat ouvert à toutes et à tous. On ne touche pas sans risques à l’organisation territoriale, pilier majeur de l’identité nationale. Un changement de méthode du gouvernement ne serait pas un signe d’autorité, ni une perte de temps, mais l’occasion d’entrer de plein pied dans le XXIème siècle et de repenser la République dans et avec ses territoires.

Luc Gwiazdzinski est géographe. Enseignant en aménagement et urbanisme à l’IGA, Université Joseph Fourier de Grenoble, responsable du master Innovation et territoire. Il est membre du laboratoire Pacte et associé au Motu (Milano) et à l’Ereist (Paris 1 Sorbonne). Il a notamment co-écrit “La fin des maires. Dernier inventaire avant disparition” et “Urbi et Orbi. Paris appartient à la ville et au monde.”

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