Après avoir abandonné la souveraineté budgétaire et monétaire à l’Europe pour un gain politique et économique dérisoire, l’Etat français s’apprête à rétrécir encore dans la précipitation et l’improvisation des réformes mal engagées.
Course à l’abîme. L’Etat se déshabille. Il est bientôt nu. Lui, qui s’occupait du temps long, de l’aménagement d’un territoire profond et de l’intérêt général, semble soumis à la dictature du court terme, de l’urgence, de la proximité et de l’émotion. Dans un double mouvement, les fondements d’une Nation construite autour de la République et de l’Etat s’effritent. Les valeurs républicaines semblent passées de mode, et l’Etat se solde lui-même pour des raisons budgétaires auxquelles la réforme territoriale ne répondra pas.
Que va-t-il rester comme socle de la cohésion nationale en pleine crise économique, sociale et identitaire ? Pourquoi ajouter une insécurité territoriale à l’insécurité économique et sociale ambiante ? Dans un contexte en mutation où tous les repères sont bousculés, on ne modifie pas sans risques l’Etat et les territoires, figures de réassurance dans un monde incertain.
Mécano peu républicain. Le processus se traduit, notamment, par la perte de compétences de l’Etat et l’émergence concomitante d’étranges configurations territoriales qui composent un nouveau mécano institutionnel : la «grande région» censée être mieux adaptée à la compétition européenne ; la figure hybride du «département rural» contrepoids politique à une nouvelle vision urbaine de la France représentée par les «métropoles». En l’absence de stratégie cohérente à long terme, la négociation qui se déroule au jour le jour, au gré des jeux politiciens et du lobbying crée un sentiment de malaise et déstabilise.
L’Etat laisse de la place aux régions, qui n’en demandaient pas tant, et tente de rassurer les départements un temps condamnés et déshabillés par la création des métropoles. Personne ne comprend plus rien à la réforme, et les arguments avancés ne tiennent pas.
L’Etat «gaudille» en promettant de nouvelles compétences aux régions, autorités organisatrices des transports, développement économique et innovation, et même de l’emploi. Dans le même temps, il n’apporte aucun éclairage sur les ressources propres et sur une fiscalité régionale indépendante qui devrait, naturellement, accompagner ce transfert de compétences. Rentier pathétique, l’Etat, aux abois, lâche ses compétences mais tente de conserver le pouvoir à travers la maîtrise des cordons de la bourse. La vente à la bougie ne fait pourtant que commencer.
L’Etat solde, et tout semble devoir disparaître. Sous prétexte d’économie, la facture économique, sociale et culturelle finale risque d’être lourde.
Le fantasme «viril» de la taille des régions ne tient pas non plus. Une région est-elle vraiment plus forte et compétitive parce qu’elle pèse dix millions d’habitants ? Le Land de Hambourg est-il moins compétitif que la région de Catalogne ?
Si l’argument de la taille était recevable, pourquoi a-t-on créé des métropoles qui affaiblissent le pouvoir économique, politique et démographique des nouvelles grandes régions, comme la métropole parisienne en Ile-de-France ou Lyon et Grenoble en Auvergne-Rhône-Alpes. L’intérêt pour les citoyens, qui voient, à nouveau, s’éloigner les pouvoirs et les services, n’est pas immédiatement lisible. De leur côté, les acteurs économiques regardent le paysage se complexifier sans vraiment pouvoir en mesurer les avantages et les inconvénients.
Naufragés médusés. Face à cet abandon par l’Etat en rase campagne, les territoires déboussolés cherchent naturellement ailleurs des références entre le tribalisme à l’écossaise et l’ivresse du grand large incarné par des métropoles mondialisées. Naufragés, comme médusés, ils se laissent séduire par les figures d’un darwinisme territorial.
L’Ecosse et la Catalogne sont des figures vivantes de la première tentation. Quand on a le pétrole ou l’innovation, pourquoi dépendre d’un Etat qui n’apporterait que des contraintes aux plus riches au profit des plus pauvres. La Bretagne et l’Alsace, bâties sur leurs socles identitaires, ne disent rien d’autre. Lorsque les amarres avec l’Etat sont coupées, les plus forts peuvent manger les autres.
Dans un même mouvement, la «bouée métropolitaine» serait l’autre figure d’espoir. Les grandes agglomérations représenteraient l’intégration réussie, face à une ruralité qui s’effondrerait sur elle-même, coincée entre les barrages, les aéroports inutiles et les déserts peuplés d’usines à mille vaches dans un maillage relictuel de bourgs et de villes moyennes exsangues.
Archaïsmes. La carte qui s’esquisse peu à peu est celle d’un territoire formé de grandes régions lointaines, égoïstes et jacobines autour d’une capitale régionale et de son gouvernement, une France structurée par un archipel de métropoles irriguant des arrière-pays en voie de désertification. Les départements rescapés géreront l’entre-deux ou seront remplacés par des échelons techniques décentralisés de grandes régions. Survivants symboliques sacrifiés sur l’autel de l’intercommunalité et derniers remparts de la République, parés de toutes les vertus de la proximité mais désormais sans pouvoirs, les maires finiront de disparaître dans la nostalgie.
Ce choix est une erreur politique et économique. Erreur politique car la géographie se venge. Des territoires construits autour de réseaux de villes moyennes démontrent que l’action raisonnée et raisonnable porte ses fruits à long terme. Erreur économique car le «monde est plat» et l’intelligence collective a remplacé les économies d’échelle. Il n’y a pas de déterminisme dans l’économie. Le nomadisme des élites, couplé à la qualité de vie de nos territoires, est le garant d’un développement maîtrisé.
La République à la carte, qui se dessine à travers la fuite de l’Etat et la désorganisation des territoires, aura bien du mal à faire vivre, au quotidien, les principes qui ornent encore les frontons de certains de nos édifices publics : «Liberté, Egalité, Fraternité». Pire, dans une Europe «germanisée» où même les Etats fédéraux revendiquent des actions jacobines et où les territoires fleurissent autour de microprojets, la France prend du retard quand elle parie sur le gigantisme et l’urbain non maîtrisé.
Luc Gwiazdzinski, Gilles Rabin
http://www.liberation.fr/politiques/2014/11/03/insecurites-territoriales_1135303
Auteurs de : «la Fin des maires. Dernier inventaire avant disparition», FYP Editions, 2008 et «Urbi et Orbi Paris appartient à la ville et au monde», éditions de l’Aube, 2010.
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